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"Oppenheimer" : les cobayes du projet Manhattan

Un scientifique au Oak Ridge National Laboratory, en 1953.
Un scientifique au Oak Ridge National Laboratory, en 1953.
© Getty

Le film "Oppenheimer", de Christopher Nolan, sort aujourd'hui en salle. Il raconte la conception de la bombe atomique. En parallèle de la création de l'arme nucléaire, des expériences méconnues ont été pratiquées sur des cobayes humains : à leur insu, des doses de plutonium leur ont été injectées.

"C'est une course contre les nazis. Et je sais ce qui va arriver, si les nazis ont la bombe", affirme le personnage d'Oppenheimer, interprété par Cillian Murphy, dans le blockbuster éponyme qui sort aujourd'hui dans les salles obscures. Le biopic, signé Christopher Nolan, raconte l'histoire de Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique, et avec elle la façon dont l'industrie et l'innovation américaine, ont été mises, pendant quelques années, au service de la recherche scientifique à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, où des milliers de scientifiques ont œuvré à la création de la première bombe atomique.

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17 min

Ce que le film ne raconte pas, ce sont les notes de bas de page, les détails passés sous silence dans l'histoire de cette prouesse technologique. En transformant l'énergie nucléaire en arme, les responsables du projet Manhattan savent pertinemment que la radioactivité risque de poser des problèmes de santé majeurs et vont donc, dans le plus grand secret, commanditer des tests, sur des êtres humains, afin de mieux comprendre les effets de la radioactivité. Il faudra attendre 1993, et l’enquête de la journaliste d’investigation Eileen Welsome, pour que la lumière soit faite sur cette affaire : dans une série d’articles publiés dans The Albuquerque Tribune, la journaliste révèle au grand jour la façon dont les créateurs de la bombe atomique ont réalisé des tests sur des cobayes humains, sans leur consentement.

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Mesurer la dose maximale de radioactivité

"Les nazis ont 12 mois d'avance", regrette avec inquiétude le général Leslie Grove, interprété par Matt Damon, dans la bande-annonce d'Oppenheimer. En 1939, les États-Unis commencent à prendre peur : à en croire plusieurs sources, l'Allemagne nazie pourrait bien être en train de développer une bombe d'une puissance encore jamais vue. Pour parer à cette éventualité, les États-Unis décident de se lancer dans la conception de leur propre arme nucléaire : ce sera le projet Manhattan.

Très vite, les responsables du projet, au vu des enjeux et de l’échelle de l'opération (pharaonique, elle mobilisera plus de 130 000 personnes), réalisent la nécessité de mesurer l’impact des radiations sur le corps humain. “Jamais auparavant un si grand nombre d'individus n'a été exposé à autant de radiations”, résume le Dr Robert Stone, le directeur du Laboratoire métallurgique de Chicago, un laboratoire de recherche nucléaire, dans une lettre en 1943.

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58 min

Les responsables du projet Manhattan, dirigés par le Général Leslie Groves, créent donc une Division de la Santé, dont ils confient la responsabilité au docteur Stafford L. Warren, le médecin-chef de l'opération. L'objectif de cette division est d’étudier les risques liés aux radiations, pour protéger les citoyens, mais également afin d’établir les doses de tolérance maximales auxquels peuvent être exposés, sans risques, les scientifiques qui travaillent à la conception de la bombe nucléaire.

Les premiers tests sont réalisés sur des animaux, et de nombreuses données sont récoltées. Les résultats ont beau prouver la dangerosité du matériel radioactif, l’équipe médicale menée par Stafford L. Warren estime néanmoins, en 1944, qu’ils sont insuffisants. Pour eux, des expériences doivent être pratiquées sur des humains et décision est prise, dans le plus grand secret, d’injecter du plutonium à des patients civils.

Pour minimiser les fuites, le projet Manhattan est compartimenté : les sites des expériences sont répartis sur plusieurs localisations à travers les États-Unis. C’est le Dr Hymer Friedell, directeur médical adjoint qui réalise, sur le site de Oak Ridge*,* dans le Tennessee, la première injection à base de plutonium. Il écrira par la suite à un de ses collègues : “Je pense que nous aurons accès à un matériel clinique considérable ici, et nous espérons faire [des expériences sur] un certain nombre de sujets."

Un panneau, à l'entrée de la ville d'Oak Ridge, d'importance majeure dans le projet Manhattan, en 1943.
Un panneau, à l'entrée de la ville d'Oak Ridge, d'importance majeure dans le projet Manhattan, en 1943.
© Getty - Galerie Bilderwelt

Ebb Cade et dix-sept autres cobayes

Le premier sujet de cette expérience est un ouvrier afro-américain de 53 ans, Ebb Cade. Il travaille en tant que mélangeur de ciment dans une entreprise de construction d'Oak Ridge, et est hospitalisé suite à un accident de voiture, pour des fractures aux bras et aux jambes.

Le 10 avril 1945, sans l’en informer, les médecins, menés par le Dr Hymer Friedell, lui injectent 4,7 microgrammes de plutonium et lui donnent pour nom de code HP-12, le HP faisant référence à Produit Humain ("Human Product"). Les blessures d'Ebb Cade ne sont pas traitées immédiatement, les chercheurs préférant le faire attendre cinq jours afin de prélever des fragments d’os pour réaliser des biopsies. Sans lui expliquer pour quelle raison ils agissent de la sorte, ils lui extraient également quinze dents, toujours pour y vérifier l'incidence du plutonium, dont les médecins savent qu'il peut se stocker dans les os. Au bout de quelques jours, le malheureux finit par sortir de lui-même de l’hôpital. Il déménagera quelque temps plus tard au Tennessee, où il mourra d’une crise cardiaque huit ans plus tard, en 1953.

Edd Cade sera le premier, mais certainement pas le dernier à subir les expérimentations du projet Manhattan. Entre 1945 et 1947, dix-sept autres personnes font les frais de ces expériences, dans des hôpitaux de Rochester, Chicago et San Francisco. Plusieurs patients atteints de cancer se voient injecter, sans jamais le savoir, des doses de plutonium, voire de polonium et d’uranium.

Des victimes "déjà malades"

Au début des années 1990, lorsque l'Albuquerque Tribune révèle l’existence de ces expériences, le président des États-Unis, Bill Clinton, ordonne la création d’un comité pour faire la lumière sur l’affaire. Des milliers de documents sont déclassifiés et des auditions effectuées. Les victimes de ces injections, elles, sont déjà décédées depuis des années. Et les scientifiques encore en vie hésitent quant à eux entre réfutations, niant toute implication, et justifications au nom du bien commun. Lors d'une de ces auditions, en 1994, Patricia Durbin, une des scientifiques ayant participé à ces expériences, assurait ainsi que les responsables du projet "étaient toujours à la recherche de quelqu'un qui avait une sorte de maladie terminale ou qui allait subir une amputation. Tout cela n’a pas été fait pour tourmenter les gens ou bien les rendre malades et misérables. C’était pour découvrir des informations précieuses. Le fait que ces injections aient permis de récupérer d'importantes données devrait faire l’objet d’une sorte de mémorial plutôt qu’être quelque chose de honteux !”

Pourtant, les cas identifiés d’injection au plutonium tendent à prouver le contraire. Ebb Cade avait été admis justement parce qu'il était “en bonne santé”. Quant aux autres victimes, plusieurs d’entre elles n’étaient pas mourantes : en 1945, Albert Stevens, un peintre âgé de 58 ans, a ainsi reçu une dose de plutonium avant que les médecins ne réalisent que le cancer de l'estomac qui lui avait été diagnostiqué n’était en réalité qu’un ulcère bénin. En 1946, c’est cette fois un enfant de quatre ans, Simeon Shaw, atteint d’un cancer des os, qui subit une piqure de plutonium : les médecins annonce à leurs parents que l’injection puis le retrait de tissus osseux font partie du traitement. L'enfant meurt huit mois plus tard. Dans chacun des cas, comme le soulignera le rapport du Comité sur les expériences de radiations sur des humains en 1995 : “En aucun cas, il n’y avait d’espoir de voir ces patients-sujets bénéficier médicalement de ces injections”.

Des résultats mais pas de responsables

Certes, les expériences ont permis de produire des résultats : là où les scientifiques s’attendaient à voir le corps humain rejeter, par les excréments, 90 % des matériaux radioactifs injectés, ils découvrent que 90 % du plutonium est resté dans les tissus osseux. Ces résultats sont établis dès 1946, mais les expériences continueront d’être menées longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à mesure que s’installait la guerre froide. Entre 1953 et 1957, par exemple, onze patients du Massachusetts General Hospital reçurent une injection d’uranium, afin de vérifier quelle quantité de matériel radioactif les reins stockaient.

Si le comité mis en place par Bill Clinton a permis de faire - en partie - la lumière sur ces expériences et de dédommager les familles des victimes, personne ne fut condamné. Le cloisonnement et le secret du projet n’a pas permis d'identifier et de dissocier avec certitude ceux qui ignoraient l'ampleur des expériences (de nombreux médecins ne connaissaient pas la teneur des produits qu’ils injectaient) de ceux qui en avaient une pleine connaissance.

Quant à Oppenheimer, plusieurs preuves laissent penser que le responsable scientifique du Projet Manhattan savait que ces expériences prenaient place. Dans une lettre de 1944 adressé à Louis Hempelmann, directeur du Groupe Santé à Los Alamos, il fait ainsi savoir qu’il ne souhaite pas que ce type d’expériences soient menées au complexe du Nouveau-Mexique. Robert Oppenheimer aurait également validé le départ de cargaisons d’uranium et de plutonium à destination d'établissements médicaux affiliés au projet Manhattan. Le biopic de Nolan ignore évidemment ce sujet, trop peu important à l'échelle de ce qu'a représenté la création de la bombe atomique. Les cobayes du projet Manhattan restent, encore aujourd'hui, un détail dans la grande fresque du Projet Manhattan.